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La miséricorde : théologie du cœur ouvert

Nous savons que le mot miséricorde a un rapport avec les entrailles, celles d’une mère si attachée à son enfant. Le judaïsme situe toujours de manière concrète un sentiment ou une qualité divine. Cela nous permet de percevoir que ce n’est pas de la théorie ou un pur concept.



24 février 2013 : Offrandes lumineuses à St Nicolas-des-Champs, Paris (75), France.

 

Par Bernard Maitte, Prêtre, professeur au séminaire d’Aix et responsable du département de pastorale et spiritualité de l’Institut Supérieur de Théologie des Religions de Marseille. Membre du Service National de Pastorale liturgique et Sacramentelle. 


 La miséricorde fait résonner les mots tendresse, bonté, on pourrait dire « avoir du cœur » et cela s’applique à Dieu. C’est l’idée d’un lien viscéral qui m’attache à l’autre. La miséricorde fait résonner également les mots pardon, compassion, on pourrait dire « être touché au cœur ». C’est en somme l’action même de la réalité « Miséricorde ». La miséricorde fait résonner les mots piété, fidélité ; on pourrait dire « ouvrir son cœur à quelqu’un ». C’est la réponse consciente et voulue à la relation.

 

La miséricorde implique une relation, elle ne peut être seulement une réalité venant d’en haut qui noierait toute chose dans un amour informe. Miséricorde et liberté humaine entrent en jeu pour mieux signifier la grandeur de l’alliance avec Dieu. En effet, le sens de la Révélation est d’être une alliance où Dieu se révèle miséricordieux pour l’homme dans sa misère et où l’homme, retourné en lui-même, est capable d’être partenaire de cette alliance en devenant « miséricordieux comme le père est miséricordieux » (Cf. Luc 6, 36). Qui dit relation dit dialogue et l’on est loin des faux débats entre justice et amour. Le dialogue c’est « un art de communication spirituelle », un art de la Parole et de la réponse. La miséricorde est ce dialogue, ce dialogue est Écriture de miséricorde.

 

Dieu veut parler au cœur de l’homme, mieux il veut parler par son cœur, « cœur à cœur » (Os 2, 16), parler à cœur ouvert. C’est un dialogue ouvert, une Parole d’ouverture pour que l’humanité se retourne vers son Époux. Cet aspect fondamental de la conversion, s’inscrit dans un mouvement où c’est Dieu qui fait le premier pas, qui crée les conditions de l’Alliance, qui fait jaillir de son sein des fleuves d’eau vive (Cf. Jean 7, 38). En effet, car son cœur se retourne ses entrailles frémissent (Cf. Os 11, 8).

 

En Jésus, Dieu réalise ce qu’il promet. « Il (le Christ) lui fallait donc se rendre en tout semblable à ses frères, pour devenir un grand prêtre miséricordieux et digne de foi pour les relations avec Dieu, afin d’enlever les péchés du peuple (He 2, 17) ». Comme le Seigneur ne se « paye jamais de mots », l’Écriture de son Alliance est scellée dans le don de sa vie. A regarder de près, nous pourrions dire que la Miséricorde est radicalement attachée au corps. Cette Épiphanie de la miséricorde se réalise au plus haut point lorsque Jésus étant mort sur la croix « un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau (Jean 19, 34) ». La tradition de l’Église nous invite à contempler ce mystère :

 

« Et il jaillit du côté de l’eau et du sang’. Ne passe pas indifférent, bien-aimé, à côté du mystère. Car j’ai encore une autre interprétation mystique à te donner. J’ai dit que cette eau et ce sang étaient le symbole du baptême et des mystères. Or c’est de ces deux sacrements qu’est née l’Église, par ce ‘bain de la renaissance et de la rénovation dans l’Esprit saint’ par le baptême, et par les mystères. Or les signes du baptême et des mystères sont issus du côté. C’est de son côté par conséquent que le Christ a formé l’Église, comme il a formé Ève du côté d’Adam ».

 

En se laissant atteindre au cœur de son corps, Jésus ouvre la porte de la connaissance et de la vie. En lui, c’est Dieu qui se tourne vers nous pour que nous nous retournions vers lui. Dieu ne se détourne pas de nous pour que nous ne nous détournions plus de lui. En Jésus Christ, Dieu ne peut plus se détourner de notre humanité. Par son amour crucifié, sa miséricorde est à jamais clouée pour nous être donnée à jamais et pour que nous puissions y faire face. Il ne se détourne pas de nous malgré notre misère, il en est blessé et il en est le Sauveur.

 

Les liturgies des Années saintes, les célébrations d’un jubilé, se plaisent à ouvrir solennellement la porte sainte. Elles sont alors le signe de cet appel de l’humanité à entrer dans l’ouverture symbolique que cela crée. En soi, j’ai vocation à entrer dans l’ouverture faite par la lance du soldat, dans la blessure de son corps, dans la profondeur de son cœur ; à suivre l’invitation :

 

« L’homme me fit revenir à l’entrée du la Maison, et voici : sous le seuil de la Maison, de l’eau jaillissait vers l’orient… L’eau descendait du côté droit de la Maison, au sud de l’autel… En tout lieu où parviendra le torrent, tous les animaux pourront vivre et foisonner, car cette eau assainit tout ce qu’elle pénètre, et la vie apparaît en tout lieu où arrive le torrent (Ez. 47, 1…9) ».

 

La mystique ne s’est jamais trompée sur ce qui la fonde lorsque, chantant l’amour du cœur de notre Dieu, elle a pris force et sens dans la source miséricordieuse du côté transpercé du Christ. De cet itinéraire spirituel du côté transpercé au cœur, et parce que le Christ est entré dans mon existence par mes propres blessures pour mon salut, le langage mystique en est témoin depuis longtemps :

 

« Roi Jésus, Sauveur des fidèles, qui avez voulu que votre saint Côté fût ouvert par la pointe d’une lance impitoyable, je vous prie humblement, ardemment, ouvrez-moi les portes de votre miséricorde et laissez-moi pénétrer, à travers la large ouverture de votre adorable et très saint Côté, jusque dans l’intérieur de votre tout infiniment aimable Cœur, de sorte que mon cœur devienne uni à votre Cœur par un indissoluble lien d’amour.

Blessez mon cœur de votre amour … »

 

Une théologie du cœur / côté transpercé, fait percevoir l’absolue gratuité de la miséricorde, reflet de l’éternel amour de Dieu et nous conduit à une théologie sponsale, c’est-à-dire du lien qui unit l’époux et l’épouse. Par-là, on plonge dans le cœur du Christ. D’un tel rapprochement symbolique coup de lance et cœur, de ce cœur percé par la lance, jaillissent l’eau et le sang dont la source ne sera plus jamais tarie.

C’est en somme la vision de l’Apocalypse :

 

« Puis l’ange me montra l’eau de la vie : un fleuve resplendissant comme du cristal, qui jaillit du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place de la ville, entre les deux bras du fleuve, il y a un arbre de vie qui donne des fruits douze fois : chaque mois il produit son fruit ; et les feuilles de cet arbre sont un remède pour les nations. Toute malédiction aura disparu. Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la ville, et les serviteurs de Dieu lui rendront un culte ; ils verront sa face, et son nom sera sur leur front (Ap. 21, 1-4) ».

 

Fleuve de l’Esprit, ville Église, arbre de la croix / arbre de la vie, plus de condamnation – malédiction, fruits de l’ordinaire de l’existence, feuilles des sacrements, voir Dieu face à face, prononcer son nom / recevoir le sien, rendre un culte en esprit et en vérité … Mais surtout amour infini et universel de Dieu révélé à toutes les nations. Mystère de Miséricorde, secret d’une Alliance du cœur.

 

 

PAUL VI, Ecclesiam suam, 83

SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Catéchèse baptismale, III, 17.

Un chartreux anonyme de Nuremberg, cité par Nathalie NABERT, La trace cartusienne de la dévotion au cœur du Christ, Revue des sciences religieuses (En ligne), 84/3, 2010, URL : http://rsr.revues.org/329.

 

Consultable sur https://liturgie.catholique.fr/accueil/bibliotheque/les-dossiers/dossier-celebrons-dieu-misericorde/5517-la-misericorde-theologie-du-coeur/